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Les Kelloucq en voyage

Surréaliste

Je sais que « Je suis Charlie » est devenu « clivant » et que beaucoup de gens ne se sentent pas Charlie. Ma pancarte pour la marche du 11 janvier disait d’ailleurs « Je suis Charlie, Ahmed, Yoav et tous les autres ». Pourtant, j’avais choisi de faire cette marche avec mes confrères et consœurs derrière la bannière du Syndicat National des Journalistes. Pas trop mon habitude de défiler derrière des bannières, mais c’est là que mon instinct m’a poussée, ce grand beau jour du 11 janvier. Car en tant que journaliste, « Je suis Charlie » résonne vrai pour moi.

En arrivant sur la place de la République le 7 janvier en fin d’après-midi pour y rejoindre des consœurs journalistes, un syndicat – pas le mien, un autre – avait déjà quelques autocollants « Je suis Charlie », fabriqués à la va-vite parce que, dans notre ère connectée, les slogans et les mots d’ordre se répandent en quelques minutes. Voir la chronologie de ce signe de ralliement qui a littéralement fait le tour du monde. C’est sûr que c’est réducteur, mais c’est aussi rassembleur même s’il faut élaborer ensuite.

Le retour de la marche du 11 janvier a été le premier moment où j’ai recommencé à me sentir vaguement normale, moins oppressée, un peu plus légère. Comme tous les Américains qui savent ce qu’ils faisaient lorsqu’ils ont appris que John Kennedy avait été assassiné, je pense que cette folle semaine de chocs et de rebondissements restera marquée dans nos mémoires.

Vers midi, EJ annonce qu’il y a 10 morts dans un journal à Paris. J’échappe le couteau de cuisine avec lequel je commençais à préparer le déjeuner. Très vite, le sentiment d’un avant et d’un après, d’une sorte de fin de l’innocence.

La veille, le 6 janvier, j’étais dans une rédaction, une des seules où je me déplace régulièrement. Avec le rédac chef et le maquettiste, on était autour d’une table pour parler d’un dossier en cours, découper les pages, calibrer les différentes parties, parler des illustrations,…Ce n’était pas une conférence de rédaction, mais une simple réunion de travail. En tant que pigiste, je ne participe guère aux conférences de rédaction, les dernières étant celles que j’ai pu connaître pendant une courte période de stage chez Libération en 1996 à notre retour en France. D’ailleurs, je suis retournée dans cette rédaction depuis le 7 janvier et j’y serai encore demain : les deux militaires armés devant la porte, ça fait bizarre.

Dans la nuit du 4 au 5 janvier, veille d’une rentrée qui s’annonçait chaude, j’avais officiellement basculée dans une de mes périodes d’hyper-alerte : cerveau impossible à débrancher, idées qui bouillonnent dans tous les sens, énergie quasiment incontrôlable, difficulté à dormir et/ou réveil très tôt…Je n’en suis pas encore tout à fait sortie. Mais il va falloir redescendre car c'est génial, mais pas tenable à long terme.

La semaine du 12 janvier, j’ai besoin de toutes mes forces : six examens à la fac et ce fameux dossier à rendre qui représente une somme non négligeable de travail. C’est un peu un marathon, mais même pas peur. Je déborde d’énergie et je suis concentrée sur ma tâche. Heureusement que j’ai un peu étudié au coin de la cheminée des vacances parce que ma capacité de concentration va être réduite en miettes. Même si le premier réflexe est d’allumer la télé – un événement assez rare chez nous -, les nouvelles ne vont pas venir de là pendant les jours suivants. 

Je suis sous perfusion sur Internet, sur Facebook et par email. Dès les premières heures, des amis américains, de la côte Est d’abord, commencent à envoyer des messages de soutien. Je rebondis de message en message, de commentaire en commentaire, d’article en article. Le vendredi après-midi, pendant les deux prises d’otages, j’ai une interview avec un prof à la Sorbonne. On aurait très bien pu se parler au téléphone, mais le besoin de sortir est impérieux. La ville retentit de sirènes de police, il fait soleil. Encore ce sentiment de surréalisme. Je suis alors branchée sur l’application mobile du Monde pour suivre les événements. Pas sur BFM dont je honnis les pratiques, je trouve que le Monde fait un bon boulot pour distinguer ce qu’on sait et ce qu’on ne sait pas des événements qui se déroulent. Pendant toute cette période, je suis incapable de rester concentrée très longtemps et pourtant il faut réviser, finir les dernières interviews et commencer à écrire. Je me suis réfugiée dans la bibliothèque du quartier pour essayer de travailler au calme, quand j’apprends la fin des prises d’otages.

Ces attentats ont fait resurgir des souvenirs, en fait des impressions physiques et des états émotionnels. Je suis replongée dans l’annonce du 11 septembre, son impact macro et sa dimension familiale lorsque nous avons appris qu’un cousin d’EJ était dans l’un des avions. Remontant plus loin, je suis replongée dans la mort de mon frère. A chaque fois, le monde qui bascule en quelques secondes. Tout cela se brasse en moi, je suis un réseau de nerfs à vif. La connexion avec tant de gens, proches et lointains, me maintient dans cet état exacerbé, mais aussi me rattache. Avec EJ et les enfants, nous parlons beaucoup. Mais je ne pense pas qu’ils vivent la même chose que moi. De toutes façons, nous vivons tous une réalité différente. 

Le 12 janvier, je commence les examens. A Paris 8 à Saint-Denis, pas mal d’étudiantes sont voilées, plusieurs étudiants dans mes cours arrivent directement d’Algérie, je suis plongée depuis septembre dans un autre monde. Une plongée qui m’a ouvert les yeux car ces étudiants et étudiantes sont mes compagnons de groupes de travail, de cours. S. nous a annoncé qu’elle était enceinte, N. a du mal à venir en cours parce qu’elle s’occupe de son oncle malade. S. rame aussi à concilier étude et boulot. Plus difficile de se laisser entrainer à faire des généralisations quand on connaît des cas particuliers. Le premier jour des examens, nous sommes tous complètement absorbés et toutes nos conversations tournent autour de notre travail. Pourtant la fac porte le deuil de Bernard Maris, un des morts de Charlie Hebdo, qui enseignait aussi à Paris 8. Un peu plus tard dans la semaine, on commence un peu à parler.

Ce vendredi 30 janvier, le centre social Cerise où je suis assez impliquée depuis notre dernier retour de Californie organisait son premier Café Citoyen pour donner un espace à l’énorme demande que les gens ont de parler, d’échanger, d’imaginer ce qu’on peut faire maintenant pour changer cette société. Il y avait une cinquantaine de personnes, de tous âges et horizons, qui avaient envie de se rencontrer et de s'écouter. Les deux modérateurs avaient énoncé des règles de parole claires qui ont été respectées. Une jeune lycéenne, qui s’était identifiée comme musulmane, a quitté la salle en colère parce que, pour elle, c’était intolérable d’insulter son prophète. Puis elle est revenue continuer la conversation, sous les applaudissements. Une attitude plutôt mure pour une fille de 18 ans, non? C’était une réussite et un début.

Comme l’a écrit Fabrice Nicolino, un pigiste blessé dans l’attaque contre Charlie Hebdo et toujours à l’hôpital, tous ces rassemblements créent un compost pour faire germer des choses. Cette rencontre de quartier a créé du compost à son échelle. C’est le plus important car je crois presque exclusivement aux relations personnelles pour changer les représentations sociales, les à-priori, les préjugés et vraiment rencontrer les « autres ». Je vous encourage à lire le blog de Fabrice Nicolino, une mine de centaines de ses articles sur l’environnement et depuis le 7 janvier, un récit de survivant de Charlie Hebdo.

Je vais vous dire une dernière chose. En tant que journaliste, depuis le 7 janvier, je fais très attention à ne plus employer d’images guerrières dans ce que j’écris. C’est surprenant comme ces expressions me viennent naturellement. Mais je veux résister à cet automatisme...C’est un détail, mais cela me fait du bien d’arrêter, à mon petit niveau, de participer à la banalisation d’une certaine violence complètement inutile dans les mots.

kelloucq le 01.02.15 à 08:16 dans Actualités - Version imprimable
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