Accepter l'impuissance
Ce dont j'ai envie de parler aujourd'hui est difficile à illustrer d'une photo. Car illustrer la frustration, l'impuissance, l'incompréhension, le mal-être est difficile. Alors je choisis quand même cette photo de mon père dans un moment agréable.
Accompagner une personne qui est passée de l'autonomie à la dépendance en quelques heures n'est pas facile. Qui plus est quelqu'un d'actif qui n'arrêtait pas une seconde malgré l'emprise grandissante de la maladie de Parkinson. La douleur de mon père est physique et psychologique, son mal-être est général. Chacun réagit comme il peut à un tel bouleversement et situation nouvelle, frustrante, injuste et sans espoir d'amélioration. On ne peut d'ailleurs s'empêcher de se demander comment on réagirait soi-même, en pareilles circonstances.
Mon père qui ne se plaignait guère se plaint maintenant souvent. Ses plaintes sont exprimées devant nous qui nous occupons de lui au quotidien, devant les intervenantes extérieures (un seul homme parmi le personnel du SSIAD et de l'ADMR, sans surprise), devant la famille et les amis qui viennent nous voir.
Il exprime souvent son mal-être par des demandes d'aide incessantes. Comme aucune position n'est jamais confortable très longtemps, ses demandes se multiplient. "Mets-moi au lit", "Je veux aller dans le fauteuil", "Je serais mieux sur le bord du lit". Et mille autres formes de demandes d'attention. Il ne peut pas faire tout seul, il nous demande donc de faire pour lui. Comme il est presque constamment intranquille quand il est éveillé, il demande beaucoup et souvent.
Sa seule possibilité d'agir est de demander qu'on fasse pour lui. Physiquement, il ne peut rien commander à son corps. Par la parole, il peut encore créer du changement, du mouvement, de l'action. Et donc mon père ne se prive pas de nous faire courir dans tous les sens! Selon l'heure du jour et de la nuit, selon les circonstances, une, deux, voire trois personnes se précipitent pour répondre à sa demande et faire ce qu'il demande.
Dans un autre cadre, je me suis rendue compte il n'y a pas si longtemps que, souvent, les gens qui peuvent nous peser ont tendance sans le vouloir à nous faire vivre ce qu'ils vivent eux-mêmes, leur propre frustration et impuissance. Ils nous font faire l'expérience de ce qu'ils vivent et de ce qui les ronge. Je crois que ce constat s'applique pleinement ici.
Pour les autres qui ne vivent pas au quotidien avec lui, cette expression de son mal-être est difficile à constater et à ressentir. Ils ont envie d'agir eux aussi. Ca s'est un peu calmé, mais ça revient régulièrement. Selon leur position, ils font appel à leur imagination pour proposer une solution qui viendrait soulager et mon père et eux qui vivent sa frustration. Qui une nouvelle crème, qui un nouvel engin, un nouveau matelas ou fauteuil. Ils veulent tous arrêter de ressentir cette énorme frustration de voir leur patient, leur proche, leur ami souffrir.
Bien sûr nous sommes preneurs d'idées qu'elles viennent des professionnels ou des proches. Mais nous savons aussi que, malheureusement, le soulagement est souvent éphémère. Si au début nous nous précipitions pour accomplir chaque suggestion, je prends aujourd'hui plus de recul. Non, je ne suis pas insensible à la souffrance de mon père. Je suis juste devenue réaliste par l'expérience des derniers mois : on ne peut pas tout changer constamment. Par ailleurs, j'affirme de plus en plus (surtout à Emma et à Anne) que nous pouvons lui demander d'attendre, de patienter, de donner une chance à une nouvelle solution avant de l'abandonner pour une autre ou pour un retour en arrière.
Un autre effet de cette envie de chacun de l'aider peut avoir pour résultat de me faire sentir accusée de ne pas tout mettre en oeuvre (oui, même quand on est conscient, cette petite griffure de la culpabilité peut être mordante), de se sentir incomprise par les autres (même parfois par ceux qui ont vécu des situations similaires) et puis aussi de s'agacer quand même malgré toute la bonne volonté.
Parce que l'impuissance, en dépit de tous les efforts et justement à cause de tous ces efforts, reste forte devant la souffrance qui n'est pas soulagée. "Je suis impuissant, mais je peux être présent", nous dit Christophe André dans ce podcast sur les idéaux de la puissance et l'adaptation au constat de l'impuissance. "Et la présence est un geste important dont le contraire serait la fuite ou l'absence. De mon mieux, je me tourne vers des actions de plus basse ambition, des gestes simples. Dans ces instants, ce qui est difficile est de renoncer aux grandes solutions, mais pas aux petites actions. La menace de l'impuissance, c'est le désespoir et la solution, c'est l'espérance."
kelloucq
le 05.04.25 à 17:58
dans Actualités
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